L’amitié selon Aristote, ou l’art managérial du dépassement mutuel

Et si l’on considérait l’amitié vertueuse, telle qu’Aristote la pense, non comme un idéal moral lointain, mais comme un principe d’action concret dans l’univers professionnel ? Et si l’on y décelait une source d’inspiration pour repenser le leadership, non comme une fonction de contrôle, mais comme une dynamique de progression mutuelle ?
1. Aristote : l’amitié comme exigence réciproque de dépassement
Dans les livres VIII et IX de l’Éthique à Nicomaque, Aristote définit trois types d’amitié (philia) : par plaisir, par intérêt, et par vertu. Seule cette dernière est considérée comme pleinement humaine, car fondée sur la reconnaissance mutuelle de la valeur morale de l’autre et sur le désir sincère de favoriser son accomplissement. L’ami vertueux ne se contente pas d'apprécier qui est l’autre, il s’engage dans une relation où il cherche activement à faire progresser l’autre vers ce qu’il peut devenir.
L’ami est alors un « miroir » exigeant : il renvoie non pas une image figée, mais une potentialité à actualiser. Il voit en l’autre ce que celui-ci pourrait être s’il réalisait pleinement ses capacités. En ce sens, l’amitié est un levier de transformation réciproque. Chacun aide l’autre à se dépasser, jusqu’à, peut-être, le surpasser — ce qui n’est pas un problème, mais le signe même de la qualité de la relation. L’idéal n’est pas la symétrie, mais la circulation dynamique de l’exigence, dans une forme de compétition bienveillante.
Aristote ne parle pas d’amitié comme d’une simple affinité, mais comme d’un espace d’éducation mutuelle, où la progression morale de chacun est à la fois un objectif et un mécanisme. Il y a ici une logique du perfectionnement réciproque, où chacun devient, pour l’autre, un partenaire d’exigence. Chacun aide l’autre à se dépasser, jusqu’à, peut-être, le surpasser — ce qui n’est pas un problème, mais le signe même de la qualité de la relation. L’idéal n’est pas la symétrie, mais la circulation dynamique de l’exigence, dans une forme d'élévation mutuelle et bienveillante. C’est cette dynamique que nous proposons de transposer dans le champ du management.
2. Exiger, c’est reconnaître : un management de la progression
Dans une organisation, le manager n’est pas l’ami de ses collaborateurs au sens courant du terme. Mais il peut adopter, à l’égard de chacun, une posture similaire à celle de l’ami vertueux : il peut vouloir son développement, y contribuer activement, et assumer une exigence structurante. Encore faut-il distinguer deux types d’exigence : celle qui enferme et celle qui libère.
Exiger dans une logique de contrôle, c’est imposer un modèle préfabriqué auquel chacun devrait se conformer. Mais exiger dans une logique de reconnaissance, c’est percevoir chez l’autre une capacité de progression, et le solliciter de manière ciblée, individualisée, en tenant compte de son niveau, de ses freins, de ses points d’appui. Ce type d’exigence repose sur un diagnostic fin, sur un regard ajusté, sur une attention prêtée à la personne dans son contexte.
Le manager devient alors un acteur de croissance : il identifie des potentiels, les confronte à la réalité, propose des pas concrets, évalue sans juger, relance sans écraser. Il n’impose pas un standard unique, il construit un chemin de progression spécifique à chacun. Il accepte les décalages, mais ne renonce pas aux exigences : il cherche le bon niveau de tension, celui qui provoque une mise en mouvement, sans mettre en échec.
Dans cette posture, l’exigence n’est pas un outil de performance à court terme, mais un acte managérial fondateur : exiger, c’est croire que l’autre peut progresser. Et c’est créer les conditions pour qu’il le fasse, par la clarté des attendus, la lisibilité des marges de manœuvre et d'autonomie, la régularité du feedback, la visibilité des critères d’appréciation.
3. Grandir dans son métier, grandir pour devenir une personne
Le travail est un lieu de développement. Mais encore faut-il que les organisations assument cette vocation. On ne forme pas uniquement à des compétences techniques : on accompagne aussi des manières d’être, de penser, de se situer dans un collectif, de prendre des responsabilités. Le manager, dans cette perspective, n’est pas un simple garant de la qualité et de la performance, mais un facilitateur d’évolution.
Cela suppose qu’il tienne ensemble deux types de verticalité : celle du métier (les règles, les standards, les bonnes pratiques), et celle de l’humanité (la rigueur, le discernement, la fiabilité, l’engagement). L’une ne va pas sans l’autre. Le manager devient exigeant non seulement sur ce que son collaborateur produit, mais sur la manière dont il s’y prend pour le produire. Il veille aux gestes, aux intentions, aux interactions. Il fait le lien entre compétence et posture.
C’est cette double exigence – métier et humanité – qui rend le management digne. Elle n’est pas pesante, elle est structurante. Elle donne de l’altitude à la fonction managériale, et redonne du sens au travail comme lieu de progression personnelle. Et quand cette dynamique produit un dépassement – quand le collaborateur va plus loin que ce que le manager avait anticipé –, ce n’est pas une menace, mais une forme d’accomplissement du rôle.
Conclusion : Le manager comme partenaire d’exigence
Repenser le management à partir d’Aristote, c’est proposer une alternative à la logique binaire entre "contrôle" et "bienveillance". C’est entrer dans une logique de relation structurante, où la progression de chacun devient un enjeu collectif, où l’exigence devient outil de reconnaissance, et où la réciprocité reste possible dans l’asymétrie des rôles.
Un bon manager n’est pas celui qui tient son pouvoir, mais celui qui accepte d’être un facteur de transformation, pour l’autre et parfois par l’autre.
C’est cette responsabilité-là qui donne toute sa valeur à l’acte de manager.
Sophie GIRARD & Jean-Olivier ALLEGRE
En lien avec cet article, nos 2 publications sur le management vertical et le management horizontal :
https://www.parrhesia.fr/blog/vertical-horizontal
https://www.parrhesia.fr/blog/vertical-horizontal-suite-et-fin

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