Parler vrai à l’heure des langages idéologiques

Parole vraie, responsabilité partagée
Dans l’univers managérial comme dans l’espace médiatique, nous faisons tous l’expérience d’un langage chargé d’attentes, de stratégies et de filtres. Nous constatons parfois avec étonnement que nous ne parlons plus simplement pour découvrir ou dire le vrai, mais pour produire un effet, raconter une histoire, transmettre un message prédéfini, voire manipuler. Mais qu’arrive-t-il alors à la vérité dans ce foisonnement de communication ? Et surtout : qu’advient-il de notre capacité à la reconnaître et à la dire ?
Quête de vérité, pouvoir des mots, responsabilité du discours
« Quid est veritas ? » (Qu’est-ce que la vérité ?)
demande Ponce Pilate à Jésus, juste avant de le condamner à mort.
« Est vir qui adest » (C’est l’homme qui est là),
répondront avec finesse – par une très spirituelle anagramme latine – les Pères du désert.
Cette réponse souligne avec finesse ce paradoxe : Ponce Pilate pose une question dont la réponse est précisément devant lui. La vérité est là, incarnée dans la personne même qu’il interroge. Mais Pilate ne la voit pas. Non pas parce qu’elle est cachée, mais parce qu’il ne parvient pas à la reconnaître.
Cela nous rappelle quelque chose d’essentiel : la vérité ne se présente jamais exactement comme nous l’attendons. Elle s’offre sans s’imposer, elle se donne sans jamais contraindre notre liberté.
C’est précisément ce que les fanatiques ou les systèmes totalitaires ne parviennent jamais à accepter : la vérité laisse toujours à chacun l’entière liberté d’accepter ou de refuser. Elle s’offre, mais elle ne s’impose pas.
Une époque en crise de vérité
Nous vivons dans un monde saturé d’informations, d’opinions contradictoires, de commentaires permanents et, aussi, de mensonges. Dans ce contexte, la vérité semble s’être peu à peu évaporée. Elle n’est plus la référence qui rassemble ; au contraire, elle est souvent perçue comme un obstacle gênant, un résidu qu’on préférerait éviter au profit de l’efficacité, du récit séduisant ou de l’émotion facile et passagère.
Ce phénomène, appelé aujourd’hui « post-vérité », n’est pas un mensonge délibéré, mais plutôt une sorte de désinvolture généralisée face à la vérité : ce n’est plus ce qui est vrai qui importe, mais ce qui arrange ou séduit le plus efficacement (retrouvez ICI notre article consacré à la post-vérité).
En conséquence s’installe discrètement ce que l’on peut appeler une « dictature du relativisme » : tout devient relatif, dépendant du contexte immédiat, des intérêts particuliers ou des ressentis éphémères. Pourtant, ce relativisme en apparence tolérant et séduisant est profondément destructeur. En supprimant toute référence commune à ce qui est vrai, il empêche toute construction d’un bien commun, toute coopération sincère, toute responsabilité partagée.
Comme le soulignait un philosophe oublié :
« On n’est libre qu’en face de quelque chose d’incontestable. »
Quand la vérité disparaît, c’est le tissu même de notre vivre-ensemble qui se fragilise.
Vérité : une découverte, pas une invention
La vérité ne se fabrique pas, elle ne se décrète pas non plus. Elle existe indépendamment de nous et précède toute recherche. Nous ne faisons que la découvrir, la reconnaître progressivement. Elle nous précède, nous éclaire, nous invite à nous déplacer intérieurement, mais toujours avec un profond respect de notre liberté.
Comme l’écrit Marcel Conche, philosophe aussi athée que spirituel :
« La vérité existe pour tous les hommes comme fantôme ; et ce simple fantôme est ce qui attire l’amant de la vérité hors de la condition commune vers la philosophie. L’amant a raison, car, de près et pour qui le mérite, le fantôme se révélera personne vivante. »
La vérité est donc avant tout une rencontre. Elle ne valide ni nos attentes, ni nos agendas, ni nos opinions ; elle nous appelle simplement à la reconnaître, à l’accueillir humblement.
Langages idéologiques : un verbe désincarné et déshumanisant
Dans l’espace médiatique actuel – presse, télévision, web, réseaux sociaux –, le langage s’est parfois transformé en un outil purement stratégique. On ne parle plus forcément pour exprimer ce que l’on pense sincèrement, mais pour convaincre, séduire, voire déformer le réel à son avantage.
C’est ainsi que fonctionne l’idéologie : elle ne cherche pas la vérité, mais l’adhésion par tous les moyens possibles – peur, polarisation, simplifications excessives. Elle réduit le réel à des slogans, elle classe les personnes en catégories simplistes (« fasciste », « complotiste », « trumpiste »…), détruisant ainsi toute nuance et toute possibilité d’échange véritable.
Ce langage idéologique est souvent un langage de combat. Et lorsqu’il s’introduit dans les organisations professionnelles sous la forme de storytelling superficiel, d’éléments de langage creux ou de politiquement correct vide de sens, il devient destructeur. On finit par beaucoup parler… mais plus vraiment se parler, et surtout parler pour ne plus rien dire, ne plus rien signifier. Chacun connaît alors la victime première de ce genre de combat : elle s’appelle Vérité.
Manager : pratiquer la parrhèsia
Face à ce contexte délicat, le manager a un rôle décisif à jouer : il devient un serviteur discret mais essentiel de la vérité. Il n’est ni celui qui sait tout ni celui qui impose, mais celui qui ose dire simplement ce qui doit être dit, même quand cela dérange ou remet en cause.
Ici, l’antique notion grecque de « parrhèsia » – cette parole libre, courageuse, sans masque ni calcul – retrouve toute sa pertinence.
Pratiquer la parrhèsia en entreprise, c’est :
• Accueillir honnêtement les contradictions sans chercher à les étouffer ou à les nier.
• Oser la parole délicate sans agressivité, mais avec authenticité.
• Toujours ancrer les décisions dans la réalité concrète, plutôt que dans des images séduisantes ou des discours creux.
Cette parole vraie est désarmée : c’est justement ce qui la rend puissante et ouverte à l’autre.
Clarifier nos langages pour retrouver une parole authentique
Face à la tour de Babel actuelle, où chacun parle depuis sa propre bulle, le vrai défi est de reconstruire ensemble un espace de langage commun, un parler simple et authentique, fondé sur un engagement partagé.
Redonner sens à la parole managériale implique :
De refuser les simplifications binaires (eux/nous, bons/mauvais).
De renoncer aux langages toxiques (non-dits, euphémismes).
D’assumer avec humilité et courage une parole claire, honnête et parfois vulnérable : « Je ne sais pas encore. Mais je cherche. Et j’en suis là. »
Conclusion : la vérité rend libre
Chercher et dire vrai aujourd’hui, c’est un acte courageux. C’est choisir de ne pas fuir dans le cynisme ou dans les récits rassurants, mais d’accepter humblement l’inconfort d’une parole authentique.
Ce n’est pas une parole destinée à convaincre à tout prix, mais à reconnaître ensemble ce qui est. Ce n’est pas une parole pour gagner un débat, mais pour aimer ensemble la réalité telle qu’elle se présente.
Car la vérité rend libre. Et elle continue de s’offrir chaque jour à ceux qui acceptent simplement de l’accueillir.
Sophie GIRARD &
Jean-Olivier ALLEGRE
Philosophe (toujours), consultant (très souvent), veilleur (autant que possible)

Radical ou fanatique ? De l’urgence de ne pas confondre...
À l’heure où toute parole ferme est soupçonnée d’excès, la radicalité devient suspecte.
Cet article éclaire, point par point, ce qui distingue un radical exigeant d’un fanatique dangereux.
Inscription newsletter
Pour ne manquer aucun billet de PARRHESIA, laissez-nous vos coordonnées et votre adresse e-mail. Nous serons ravis de vous compter parmi nos abonnés.