Quand l'apogée devint ruine : Athènes ou la leçon d'une civilisation

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Comment une civilisation qui atteint un sommet politique, culturel et intellectuel peut-elle s'effondrer en moins d'un siècle ? Que nous enseigne le destin d'Athènes, de l'apogée de Périclès à sa disparition politique, sur notre propre rapport au pouvoir, à la vérité et à la durée ?

 

 

I. L'éclat d'une apogée : Périclès et la grandeur d'Athènes

Vers 450 avant J.-C., Athènes rayonne d'une lumière singulière. Elle est à la fois cité démocratique, puissance militaire et centre intellectuel du monde grec. Sous l'impulsion de Périclès, qui incarne une rare alliance entre autorité morale et intelligence politique, Athènes connaît un âge d'or. L'architecture s'élève avec le Parthénon, les Longs Murs sécurisent le lien entre la cité et son port du Pirée, les chantiers embauchent des milliers de citoyens.

La démocratie athénienne atteint une forme radicale : tirage au sort des magistrats, indemnisation des jurés (le misthos), participation directe du peuple à l'Ecclésia. La liberté est réelle, vivante, portée par un sentiment collectif de responsabilité. Le citoyen ne délègue pas, il agit.

Mais cette grandeur repose aussi sur une contradiction majeure : Athènes fonde sa prospérité sur la domination des autres cités de la Ligue de Délos, devenues peu à peu des vassales. Elle prélève des tributs, impose sa monnaie, juge dans ses tribunaux les conflits étrangers. L'empire se pare des habits de la démocratie. Et déjà, l'hubris – cette démesure si grecque – se glisse dans les plis de la toge civique.

 

 

II. La guerre, la peste et les démagogues : le début de l'effondrement

En 431, la guerre du Péloponnèse éclate. Elle oppose deux modèles : la démocratie navale d’Athènes contre la rigueur militaire de Sparte. Ce conflit, long de près de trente ans, épuise les ressources humaines, morales et matérielles de la cité. Dès le début, la peste frappe : en 429, Périclès meurt. Avec lui disparaît la dernière figure capable de maintenir l’équilibre entre puissance et mesure.

Les figures qui lui succèdent – Cléon, Alcibiade, Hyperbolos – gouvernent à coups de passions populaires et de stratégies hasardeuses. Le peuple, livré à lui-même, devient la proie des orateurs qui flattent ses instincts plus qu’ils n’éduquent sa raison. La démocratie s’auto-consume : elle confond la volonté collective avec la vérité, le vote avec la sagesse.

L’expédition de Sicile (415-413) illustre tragiquement cette dérive. Aveuglée par sa propre grandeur, Athènes lance une campagne lointaine, mal préparée, contre une cité (Syracuse) qu’elle ne comprend ni ne mesure. Ce désastre militaire est un coup fatal : elle y perd sa flotte, ses troupes, son honneur. Le ver est dans le fruit.

 

 

III. Une survie sans grandeur : Athènes dépossédée d'elle-même

Après la capitulation de 404, Athènes n’est plus qu’un nom illustre sur une carte. Les Spartiates imposent les Trente Tyrans, une oligarchie brutale, rejetée après un an. En 403, la démocratie est restaurée, mais dans une version affaiblie, hantée par ses propres démons. Le souvenir glorieux masque une réalité morne : la cité n’est plus que l’ombre de son propre mythe.

Le politique devient gestionnaire, défensif. La pensée, elle, s’approfondit : Socrate, Platon, puis Aristote, développent une philosophie en tension avec la cité réelle. L’espace du politique ne porte plus l’idéal ; il le nie, parfois le condamne (la mise à mort de Socrate en est le signe).

Athènes se replie sur son rôle d’école du monde. Mais la flamme du politique s’éteint. En 338, à Chéronée, Philippe de Macédoine défait l’armée grecque. Athènes perd définitivement toute autonomie. Elle survivra comme centre culturel, jamais plus comme cité souveraine.

 

 

IV. Ce que nous enseigne Athènes : une civilisation peut s’écrouler de l’intérieur

Athènes n’a pas été détruite par l’ennemi, mais par elle-même. Elle s’est déréglée de l’intérieur :

  • en perdant la mémoire de ses fondements (la mesure, la responsabilité, le service du bien commun),

  • en confondant liberté et toute-puissance,

  • en substituant la rhétorique à la vérité, l’apparence au fond,

  • en abandonnant le politique à la démagogie.

Ce mécanisme nous parle aujourd’hui. Nos sociétés modernes vivent sur un héritage épuisé. Nous avons hérité des mots – démocratie, liberté, vérité – mais les avons vidés de leur exigence. L’effondrement n’est pas une menace extérieure ; il est déjà à l’œuvre dès que les institutions deviennent spectacle, que le peuple n’est plus éduqué mais entretenu, que la puissance technique s’émancipe du sens.

L’histoire d’Athènes n’est pas un épisode ancien, mais un miroir tendu à notre époque. Le risque n’est pas la chute en soi : c’est de tomber sans s’en rendre compte, parce que le langage, les rites et les institutions fonctionnent encore… mais que plus rien ne les habite.

 

 

V. Que peut le juste ?

« Quand les fondations sont renversées, que peut faire le juste ? » 
(Psaume 11,3)

Cette question  n’est pas une plainte, mais une convocation. Elle reconnaît la gravité de la crise, mais elle refuse l’impuissance. Car le juste n’est pas celui qui gagne, mais celui qui tient. Il est la mémoire vive des fondements, l’écho d’un ordre possible, même en ruine.

Le juste ne sauve pas l’ensemble, mais il empêche que tout soit profané. Il incarne, à son échelle, une autre façon d’être au monde: sans haine, sans orgueil, sans mensonge.

Se résigner ou essayer ? Pistes de réponses...

Collectivement : Il est possible de relever une civilisation perdue si un travail de fond est entrepris sur l’éducation, la culture et le sens commun. L’exemple de la Renaissance en Europe, après les ténèbres et les destructions du Bas Moyen Âge, en témoigne. Grâce à un retour aux textes antiques, à la redécouverte de l’homme comme être pensant et libre, des sociétés ont pu retrouver souffle, créativité, équilibre. Cela suppose des passeurs, des éducateurs, des bâtisseurs du sens. Rétablir une culture du vrai, recréer des lieux de formation du jugement, rendre à la parole sa valeur. Sortir de l’immédiateté, de l’indignation automatisée, du narcissisme algorithmique.

Individuellement : Être ce juste. Alexandre Soljénitsyne, dans l’enfer du Goulag du totalitarisme socialiste soviétique, a incarné cette fidélité au vrai. Refusant de participer au mensonge, même au prix de sa liberté, il écrivit : « Que le mensonge règne, mais non par moi. » Il n’a pas brandi des armes, il n’a pas renversé un régime : il a résisté en demeurant homme, debout, conscient, et par là, a ébranlé un empire. Son appel à ne pas « vivre dans le mensonge » est une clef essentielle pour tout temps de ténèbres. Cultiver une intériorité libre, une mémoire vivante, un courage lucide. Réapprendre à écouter, à discerner, à résister sans crier.

Athènes a chuté. Mais elle a parlé. À qui sait entendre, elle enseigne que toute civilisation, pour durer, doit faire coïncider sa puissance avec sa conscience. Ce n’est pas la durée qui fait la grandeur, mais l’exigence de la fidélité. Et celle-ci commence avec chacun de nous, là où il se tient. Juste, face aux ruines.

 

Sophie Girard &
Jean-Olivier ALLEGRE
Philosophe (toujours), consultant (très souvent), veilleur (autant que possible)

 

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