Comprendre et manager la fragilité au travail (Part.2/3)

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Après avoir posé un cadre initial sur la fragilité au travail (lire ici), nous irons à présent, dans ce second opus, dans les méandres de la difficulté de manager la fragilité dans le cadre de l’entreprise. Nous ouvrirons également 2 portes, la première c’est l’écho que suscite la fragilité de l’autre en nous ; la seconde nous conduira à mettre en avant des effets porteurs, constructifs dans notre acceptation de notre fragilité.

La fragilité et soi : l’effet miroir

Manager la fragilité de l’autre est toujours délicat, voire difficile.

Si le philosophe Paul Ricœur est connu pour son ouvrage « soi-même comme un autre », manager la fragilité chez l’autre, c’est retrouver, en effet miroir « l’autre comme soi-même »… La fragilité de l’autre me renvoie à ma fragilité propre.

Je me souviens de ce manager, évoquant ses difficultés et sa démotivation dans une séance d’accompagnement individuel, le décès de l’une de ses collègue suite à un cancer fulgurant. Cet événement avait été un détonateur dans son existence lui renvoyant sa propre finitude ultime : sa condition d’être mortel.

Si toutes les expériences de management de personnes en situation de fragilité ne sont pas aussi renversantes, elles sont souvent sources d’interrogation sur soi et sa propre fragilité.

Elles révèlent aussi des managers qui sont en incapacité ou en rejet total (blocage) de prendre en compte la dimension de fragilité dans le management.

Ces managers oublient que le management au quotidien d’une personne en situation de fragilité peut également être une vraie belle expérience humaine qui apprend sur l’autre et sur soi, précisément dans nos capacités d’adaptation, de se surmonter, de progresser et de faire progresser. Manager une personne en difficulté permet non seulement de lui offrir une possibilité de surmonter une fragilité ou une situation, mais aussi d’en sortir (lui et moi) grandi.

 

Fragilité et structure

Les fragilités auxquelles sont confrontées les managers sont de plus en plus souvent des fragilités de type « psychique » ou « mental ». Elles peuvent commencer à s’exprimer par des phases de démotivations qui vont se répéter plus fréquemment ou avec plus d’intensité.

Les fragilités qui s’expriment aujourd’hui mettent en avant une difficulté à disposer d’une structure intérieure stable. Les évolutions des relations humaines, de l’éducation familiale au management en passant par l’éducation scolaire mettent en avant cette difficulté de poser des cadres clairs et tenus.

Longtemps il a pu être pensé que « laisser les individus sans cadre » leur permettrait d’être plus sereins, plus libres. Or cette approche a perdu de vue le fait que les individus ont besoin de liberté ET de sécurité. Or évoluer sans cadre, ou avec un cadre flou ne permet pas aux individus que nous sommes de nous sécuriser.

Le débat et le développement seraient trop longs ici et mériteraient à eux seuls un ensemble d’articles pour aborder la question en profondeur et sérieusement. Mais nous pouvons retenir que la question et la dimension de la structuration des individus dans notre époque est l’un des points central du développement des fragilités.

 

Fragilité professionnelle et personnelle

La question des fragilités est trop souvent ramenée et réduite à celle de « l’épuisement professionnel » (notre fameux « burn out »).

Or la question des fragilités actuelles des individus mérite, à l’aune du paragraphe précédent, d’être placée sous un horizon plus vaste. Nos fragilités actuelles sont tout autant personnelles que professionnelles.

Bien sûr les rythmes de travail, les sollicitations, les évolutions technologiques, les intensités de travail, etc… sont des facteurs importants, des révélateurs, des marqueurs de nos fragilités. Et il ne saurait être question ici de le nier voire même de le minimiser.

Mais la question beaucoup plus embarrassante est celle de la « construction » de nos fragilités si l’on peut s’exprimer ainsi. Pourquoi embarrassante ? parce qu’accuser les entreprise et le monde professionnel de tous les maux est une solution de « facilité » qui nous dédouane de nos responsabilités, la mise en place d’une effet « bouc émissaire ». A nouveaux, nombre d’entreprises, de situations professionnelles, de relations managériales sont des éléments déclencheurs, révélateurs de nos fragilités. Mais… sont-elles constitutives de celles-ci ?… Le plus souvent non. Le révélateur donne à voir, mais il ne crée pas (forcément et nécessairement) les conditions d’existence.

Par contre, poser la question de nos fragilités dans une dimension globale, autrement dit, refuser de séparer personnel et professionnel réclame courage, lucidité, responsabilité.

Les situations de fragilité sont des situations globales mais qui méritent une approche globale et des réponses qui le sont tout autant. Ce qui signifie également et très clairement que les managers ont une zone d’action pour accompagner les salariés en situation de fragilité, mais qu’ils n’ont pas toutes les clefs pour permettre de trouver des réponses.

Cette approche met aussi le doigt sur la limite des démarches « RPS » (Risques psychosociaux) qui mettent en avant trop souvent et de manière unilatérale l’entreprise, son organisation et ses managers en responsabilité exclusive, voire en accusations qui ressemblent (trop) souvent à des procès staliniens où les coupables sont désignés bien avant même l’instruction du dossier.

 

Confiance en soi, confiance dans les autres

La fragilité lie de manière intime la confiance (réelle) en soi. La fragilité c’est un doute sur soi et ses capacités qui va au-delà du doute raisonnable que peut vivre tout un chacun.

La fragilité c’est cette profondeur du doute sur soi qui progresse inexorablement : « suis-je à la hauteur ? » « serais-je en capacité d’atteindre mes objectifs ? » etc…

C’est cette perte progressive de confiance en soi qui touche progressivement tous les sujets de la vie. Bien sûr le domaine professionnel, mais aussi personnel, social… avec la question ultime qui peut se profiler : « qu’est-ce que je vaux ? ».

La question de la valeur de soi se noue intimement avec celle de la confiance en soi, mais dans un degré plus aigu encore. La question de la valeur de soi, c’est quand celle de la confiance en soi a été dépassée, la question de ses capacités à faire a été dépassée. Alors, notre sensibilité et le « doute raisonnable » qui fait de nous des êtres humains laisse place à une interrogation à la fois plus profonde mais aussi (qui peut être) plus perfide : « quelle est ma valeur » ?..

C’est ici que le regard des autres et la relation aux autres prend une dimension cruciale : les « autres » vont-ils être « avec moi » ; autrement dit en position constructrice ?.. La confiance dans les autres peut rapidement se perdre quand la fragilité ouvre des failles que l’on ne sait plus refermer. Les personnes en situation de fragilité n’ont souvent plus la force, le courage, la lucidité, la capacité à prendre le risque de « l’autre », autrement dit, d’aller solliciter l’extérieur pour trouver un « coup de main » (appelons le comme cela dans un premier temps). En situation de fragilité le réflexe est de se protéger, c’est-à-dire, la plupart du temps, de prendre de la distance.

On comprend ici que les premiers contacts de la personne en situation de fragilité sont essentiels : s’ils sont constructifs et joués au bon niveau, alors la situation peut être rééquilibrée, ou pour le moins stabilisée. Si ce n’est pas le cas, la situation peut empirer, se dégrader rapidement. Les proches, (personnels, familiaux, sociaux, professionnels) sont essentiels pour apporter ce support permettant de (re)trouver la stabilité. Les managers sont souvent démunis dans ce genre de situation, où chacun joue un registre personnel relevant le plus souvent de l’intuition, du réflexe, que d’un réel savoir-faire…

 

La faille : devoir ou plaisir ?

Nous avons mis en avant la faille de « structure » interne, comme étant un constituant fort des fragilités actuelles.

Le point de rupture identifié (notamment par les travaux précieux et riches d’Alain Ehrenberg) se situe dans le passage de la société du devoir à celle du plaisir.

C’est l’inversion de la célèbre tirade du Cid de Corneille : « et l’on peut me réduire à vivre sans bonheur, mais non pas me résoudre à vivre sans honneur » à la quelle nous avons assisté, puisqu’aujourd’hui il est plus fréquent d’entendre « et l’on peut me réduire à vivre sans honneur, mais non pas me résoudre à vivre sans bonheur »…

La société du devoir, c’est-à-dire celle qui place « ce qui doit être fait » avant « de faire ce qui me plait » a cédé la place à une pratique de la vie où le « plaisir » passe avant le devoir. Le devoir est un élément structurant de la vie intérieure, car il permet de relativiser ses désirs personnels en tenant compte des « autres » et de leurs besoins. C’est l’équilibre ténu et (parfois) tendu entre devoirs et plaisirs qui nous apporte cette structure personnelle ET relationnelle.

En quittant le monde des devoirs, nous oublions les autres et leurs besoins. Ce qui apparaît de premier abord comme une libération peut se transformer en piège, dans le sens où le devoir nous contraint à écouter les autres et à accepter une autorité autre que la nôtre qui est à la fois contrainte ET sécurité (notamment dans l’éducation et nos apprentissages). La figure de l’autorité qui nous apporte une structure est celle du devoir, qui nous contraint à prendre en compte les autres et à différer notre plaisir ET qui, dans le même temps nous apporte aussi une sécurisation dans nos relations avec les autres.

Perdre la pratique du devoir, inverser la priorité entre devoir et plaisir, c’est faire le pari que chaque individu a la capacité à structurer lui-même son rapport aux autres (et à lui-même). Hélas, il est aussi possible que la logique du caprice généralisé, de l’infantilisme ou de l’immaturité prenne le pas sur tout le reste.

La liberté gagnée, le principe de plaisir conquis de la sorte se transforment alors en un piège dont la fragilité n’est que l’une des facettes.

 

Revenir en arrière ?

La tentation est forte, à tous les niveaux (familial, politique, religieux et managériaux) de rétablir une logique du « bon vieux temps » (dont plus personne ne sait vraiment ce qu’il avait de « bon » si ce n’est qu’il était « avant » et qu’avant c’est mieux, forcément que « maintenant »). Au-delà de l’absurdité de la démarche (faire face au présent et au futur avec des outils du passé), le réflexe valide la peur, l’angoisse et un certain désespoir face à des situations qui échappent non seulement à la compréhension mais plus encore à la pratique.

Face à la fragilité généralisée des individus due à nos modes de vie, d’éducation, de relation, faut-il revenir aux recettes du passé ? Oui… Si l’on est sans courage ni imagination et surtout sans envie comprendre et composer avec ce qui existe plutôt que de se lamenter vainement sur ce qui a disparu.

Il faut du courage pour vivre dans le monde qui est le nôtre, et une dose supplémentaire pour conserver la lucidité de qui nous sommes et d’y voir aussi des nouveautés « positives ».

Les évolutions actuelles des modes de vie, de pensée et de relation font aussi apparaître des opportunités de développement qui étaient de fait impossible avant.

Nos fragilités mettent également en avant, si nous savons les comprendre, les intégrer et composer avec…

 

Assumer sa (ses) fragilité(s)

Composer avec ses fragilités avons-nous écrit plus haut… les intégrer, les comprendre. Il est nécessaire, à ce point de mettre en place un « anti réflexe » ; autrement dit, cesser d’appréhender et de vivre nos fragilités comme des éléments uniquement négatifs, pénalisant, créant chez nous un phénomène de « honte » et de repli sur soi.

Assumer sa (ses) fragilité(s) c’est accorder une place à la sensibilité, c’est-à-dire à des modes de perception et de relation aux autres réinventer, en tout cas abordés de manière différente.

Assumer sa fragilité, c’est aussi et surtout faire face à ce qui relève et révèle notre humanité : nos limites et notre finitude. Assumer sa fragilité est un acte courageux dans lequel je peux refuser de me bercer d’illusions sur mes capacités, ma volonté, etc…

Le côté lumineux de la fragilité c’est de découvrir ses forces et cette puissance qui sont nôtres quand nous sommes lucides sur le fait qu’être limités et finis n’est pas une fin de non recevoir, mais le début d’une grande aventure. C’est prendre conscience que si notre existence n’est rien en comparaison de l’éternité, ce rien, est tout pour nous. Exister, réellement, c’est agir et vivre dans cet espace temps.

La fragilité qui nous constitue de fait est aussi un élément nous permettant de vivre les relations humaines dans une dynamique de coopération et de savoir que nous n’existons que dans des fragilités qui, partagées, deviennent une force. Cette sagesse fut imagée à de nombreuses reprises avec l’exemple de la flèche brisée. Pour montrer la faiblesse de la dispersion, un sage prend une flèche et la brise, facilement avec ses mains. Pour indiquer la force du collectif, il prend un ensemble de flèches liées entre elles. A ce moment là, il ne peut plus les briser à mains nues…

L’acceptation de nos fragilités individuelles possède de (si) nombreux éléments « positifs » et puissants qu’il est réellement vain de repartir en arrière dans un monde imaginaire et infantilisant où nous nous voyons tels que nous ne sommes pas…

(à suivre…)

 

Sophie Girard & Jean-Olivier Allègre

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